Eh bien mon enfant, c'est une question difficile que tu me poses là. Sache que je n'aime pas revenir sur mon passé... Mais puisque c'est toi, je peux bien essayer. Mais dans mon récit, plusieurs choses seront à prendre en compte. L'exactitude des faits n'est pas démontrée, la faute à ma mémoire parfois défaillante et à mon crâne en forme de passoire. En ce temps-là, j'étais jeune et mal peignée, et en sortant de l'école j'allais m'acheter des petits pains au chocolat à l'épicerie voisine. Je regardais l'heure sur ma montre neuve, à mon poignet gauche, car l'heure du goûter, c'était la demie de quatre heures, et que manger avant aurait presque relevé de l'hérésie. J'entrais alors dans le magasin sautillante et sans gêne, pour choisir un petit pain chaud, et le boulanger, ou sa femme parfois lorsqu'il était occupé, me souriait de l'air bienveillant que certains adultes réservent aux enfants. Je le qualifiais de bienveillant en ce temps-là, mais aujourd'hui je comprends qu'il n'était rien de plus que niais et simplement moqueur. Pour la forme, je faisais alors semblant d'hésiter parmi les confiseries, mais lui ou elle - et moi savions bien que c'était pour la forme, car je finissais toujours par me décider pour la même chose. Un délicieux petit pain au chocolat. Je payais avec des pièces jaunes, et le boulanger me le remettait précautionneusement. Je le prenais, chaux et moelleux, disais au revoir en souriant et repartais, tout aussi sautillante, vers ce havre de paix qu'était ma maison. Je dévorais le petit pain sur le chemin, à toute vitesse, priant pour que mère n'en sache rien. Oui, car à cette époque, et c'était il y a bien longtemps, honni était celui qui tutoyait ses parents ! Je me souviens qu'une fois, sous l'effet du cidre doux, j'ai osé tutoyer mon père. Ce fut la disgrâce ! Nous dûmes déménager ; les villageois commencèrent à me traiter comme si j'étais atteinte de peste bubonique. Le soir même, je fus arrosée de coups de ce ceinturon clouté, presque militaire, que mon père affectionnait particulièrement. Ce n'était là que justice, mais cela ne suffit pas à calmer l'ire grandissante des riverains. Mais ceci n'arriva que bien plus tard ; sans plus de digressions, je vais reprendre le cours de mon récit. Où en étais-je ?...
Ah oui ! Je devais en effet engloutir le mets avant d'arriver dans le champs de vision de mère, ou d'un quelconque membre de la famille, sans quoi je m'exposais à de terribles punitions. Les boulangers, heureusement étaient de mèche avec moi, moyennant quelques petites pièces en plus du prix normal du mets, que je leurs glissais de temps à autres lorsque je m'acquittais de mon dû. J'arrivais donc à la maison les mains vides, prenant soin avant d'entrer de m'essuyer les pieds et d'effacer d'un revers de manche les éventuelles miettes de pain, preuves inéluctables, qui seraient restées sur mon blouson. Traitresses perfides ! Car si, seule, l'une d'elles avait subsisté, mère ou une de mes quatre sœurs, l'apercevant, aurait été en droit de me punir. Je savais que c'était mal de se goinfrer, mais cela demeurait mon seul jardin secret dans l'enfance volée que je vivais.